L’amortissement de l’usufruit viager d’un bien immobilier est désormais reconnu

Clara DUBRULLE
Clara DUBRULLE

Source : Conseil d’État, 10ème – 9ème chambres réunies, 24 avril 2019, n° 419912

 

  Les faits et la procédure

 

Madame B détient le droit d’usufruit viager d’un bien immobilier situé à Antibes et loué de manière habituelle en meublé à compter de l’année 2010, la nue-propriété de ce bien étant détenue par la société civile immobilière Virginia.

 

Mme B a déduit de son résultat imposable dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux au titre des années 2011, 2012 et 2013 une dotation aux amortissements à hauteur de 67 500 euros.

 

A la suite de deux vérifications de comptabilité, l’une portant sur l’année 2011, l’autre sur les années 2012 et 2013, l’administration fiscale a remis en cause l’amortissement du droit d’usufruit viager de Mme B et assujetti celle-ci à des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales.

 

Mme B a saisi le tribunal administratif de Strasbourg qui, par deux jugements du 14 mars 2017, a rejeté sa demande de décharge des cotisations supplémentaires d’imposition auxquelles elle a été assujettie au titre de l’année 2011 et l’a déchargée des cotisations supplémentaires auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2012 et 2013.

 

Par deux arrêts du 22 février 2018[1], la cour administrative d’appel de Nancy a prononcé la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales de l’année 2011 et rejeté l’appel du ministre de l’action et des comptes publics contre le jugement déchargeant Mme B des impositions supplémentaires des années 2012 et 2013.

 

La Cour administrative d’appel énonce :

 

« Considérant que l’usufruit viager, qui constitue une source de revenus pérenne et qui est cessible, a le caractère d’un élément d’actif pouvant faire l’objet chaque année d’une dotation à un compte d’amortissement ; qu’il est possible de déterminer la durée prévisible durant laquelle l’usufruit viager, dont la valeur est nécessairement dégressive avec l’écoulement du temps, produira des effets bénéfiques sur l’activité de loueur en meublé à titre non professionnel de Mme C…, en tenant compte notamment de l’âge de l’usufruitier et de son espérance de vie lors de son acquisition ; que par suite, l’usufruit viager détenu par Mme C… peut faire l’objet d’une dotation annuelle à un compte d’amortissement, en retenant un taux calculé selon la durée attendue de ses effets bénéfiques sur l’activité de loueur en meublé à titre non professionnel, telle qu’elle est admise par les usages ou justifiée par des circonstances particulières à la situation de la requérante et dont celle-ci doit alors établir la réalité »

 

Le ministre de l’action et des comptes publics se pourvoit en cassation contre ces deux arrêts.

 

  L’état de la réglementation et de la jurisprudence  

 

Aux termes de la doctrine administrative :

 

« Les éléments mobiliers ou immobiliers dont une entreprise industrielle ou commerciale a la jouissance en qualité d’usufruitier ne font pas partie de son actif. Cette entreprise, dès lors, ne peut pratiquer aucun amortissement à raison de ces éléments. Elle est seulement admise à déduire de ses bénéfices les charges supportées par elle, au cours de l’exercice pour satisfaire à ses obligations d’usufruitier (CE, 16 novembre 1936 n° 48224, RO, 6587 et CE, 8 novembre 1965 n° 63472, RO, p. 426). À l’inverse, un bien possédé en nue-propriété peut figurer dans un actif commercial et donner lieu en conséquence à amortissement (CE, 5 octobre 1977 n° 04718). »[2]

 

La position des juridictions administratives était cependant différente.

 

Ainsi, il avait été jugé que l’amortissement d’un élément incorporel d’actif suppose de pouvoir déterminer le terme de ses effets bénéfiques sur l’exploitation[3] ; le droit d’usufruit étant amortissable sur la durée pour laquelle il est consenti[4].

 

  La position du Conseil d’Etat dans son arrêt du 24 avril 2019

 

Le Conseil d’Etat rejette les pourvois du Ministre de l’action et des comptes publics et juge qu’un usufruit viager peut être amorti dès lors qu’il est possible de déterminer le terme de ses effets bénéfiques sur l’exploitation en se référant aux statistiques en matière d’espérance de vie fixée par l’Insee.

 

Le Conseil d’Etat rappelle les dispositions de l’article 39 du CGI (sur le principe de déduction des amortissements), de l’article 38 quater de l’annexe III au CGI (sur l’obligation de respecter le plan comptable général), de l’article 322-1 du PCG énonçant

 

« 1. Un actif amortissable est un actif dont l’utilisation par l’entité est déterminable.

  1. (…) L’utilisation d’un actif est déterminable lorsque l’usage attendu de l’actif par l’entité est limité dans le temps. (…)»

 

 

et des articles 595 et 617 du Code civil énonçant

 

« L’usufruitier peut jouir par lui-même, donner à bail à un autre, même vendre ou céder son droit à titre gratuit »

 

« L’usufruit s’éteint : Par la mort de l’usufruitier ; (…) ».

 

Il en déduit que :

 

–       L’usufruit viager est limité dans le temps et qu’il est, en tant que droit réel, cessible. Ses effets bénéfiques diminuent chaque année. Dès lors, c’est sans erreur de droit que la cour a jugé que la valeur de l’usufruit viager est dégressive avec le temps et que cette dépréciation peut justifier un amortissement.

 

–       En vertu des dispositions de l’article 669 du code général des impôts, relatif à la liquidation des droits d’enregistrement et de la taxe sur la publicité foncière en cas de démembrement de propriété, la valeur de l’usufruit est déterminée, sur le plan fiscal, en fonction de l’âge de l’usufruitier et de son espérance de vie telle qu’elle ressort des tables de mortalité établies par l’institut national de la statistique et des études économiques. Il est dès lors possible de déterminer la durée prévisible des effets bénéfiques d’un usufruit viager en tenant compte de l’espérance de vie de son titulaire, estimée à partir de ces tables de mortalité.

 

Il s’ensuit qu’en jugeant que, compte tenu de l’âge de Mme B et de son espérance de vie déterminée à partir de ces données, une période de vingt ans correspondait à la durée prévisible durant laquelle l’usufruit viager produirait des effets bénéfiques sur l’activité de loueur en meublé de l’intéressée, la cour, qui n’a pas dénaturé les pièces du dossier, n’a entaché ses arrêts ni d’erreur de droit, ni d’inexacte qualification juridique des faits.

 

[1] CAA de NANCY, 2ème chambre – formation à 3, 22/02/2018, 17NC00780, Inédit au recueil Lebon (https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000036646091) et CAA de NANCY, 2ème chambre – formation à 3, 22/02/2018, 17NC01196, Inédit au recueil Lebon (https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do;jsessionid=8450DC9482D4136F0F483C57AABF37E5.tplgfr21s_3?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000036646111&fastReqId=1132028680&fastPos=11534)

 

[2] BOI-BIC-AMT-10-20-20170301 n° 260

 

[3] cf. notamment CE 3-2-1989 no 58260 ; CE 14-10-2005 no 260511, SA Chiesi et CE 14-10-2005 no 260486, SCA Pfizer

 

[4] TA Paris 6-7-2009 no 0419716 à propos de l’usufruit d’un bien immobilier et TA Poitiers 21-11-1996 no 95-1701 à propos de l’usufruit de titres de participation

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