Les parties à un bail commercial, comprenant un loyer binaire, sont libres de décider contractuellement, que la fixation du loyer minimum garanti sera confiée au juge des loyers commerciaux, lors de chaque révision triennale. Ce dernier doit s’efforcer de déterminer la commune intention des parties dans la rédaction du bail.
TJ Paris 4-7-2024, n° 23/02404, SCI X c/ SAS Maisons du monde France
I –
Au sein d’un bail commercial prévoyant un loyer commercial binaire, composé classiquement d’un loyer minimum garanti et d’un loyer variable en fonction du chiffre d’affaires hors taxes réalisé par le locataire, le locataire décide de saisir le juge des loyers commerciaux dans le but d’obtenir la révision de son loyer.
Le bailleur conteste cette saisine du juge des loyers commerciaux (le président du tribunal judiciaire) qui, au regard de l’article R145-23 du Code de commerce, est seul compétent pour connaitre des contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé et ce, quelque soit le montant du loyer.
Le bailleur estime que les parties, en prévoyant un loyer binaire, avaient contractuellement décidé d’écarter les règles de fixation du loyer issues du statut des baux commerciaux. Ainsi, dans la mesure où aucune clause du bail commercial ne donnait expressément compétence au juge des loyers commerciaux en cas de litige portant précisément sur la fixation ou le renouvellement du loyer binaire, le bailleur en concluait que le juge des loyers commerciaux ne pouvait statuer sur la révision du loyer minimum garanti issu du loyer commercial binaire.
Le Tribunal Judiciaire de Paris ne suit pas ce raisonnement et affirme que la compétence du juge des loyers commerciaux, résulte pourtant de la volonté des parties. Il ressort en effet du bail commercial litigieux (i) une clause d’indexation prévoyant que les parties restaient malgré tout fondées à voir réviser le loyer sur le fondement des articles L.145-37 et suivants du Code de commerce et (ii) une clause de renouvellement du bail indiquant que le loyer minimum garanti sera fixé en fonction de la valeur locative des locaux loués et qu’il sera fixé judiciairement si les parties ne parvenaient pas à un accord.
Par la seule présence d’un loyer commercial binaire, le bailleur écartait ainsi l’application même de ces clauses (dont la rédaction était antérieure à celle du loyer binaire commercial), considérant que l’application d’un loyer commercial binaire était directement contraire, par principe, à des clauses d’indexation ou de renouvellement, les rendant donc inapplicables.
Le juge considère au contraire que les parties, en entendant expressément se conformer aux règles légales et classiques de révision du loyer, avaient décidé de ne pas exclure la compétence du juge des loyers commerciaux. De ce fait, ce dernier restait pleinement compétent pour toute question relative à la fixation du loyer minimum garanti lors du renouvellement du bail, en cas de désaccord des parties. Le juge en profita pour rappeler que la révision légale issue des textes précités ne peut s’appliquer que sur le loyer minimum garanti.
II –
Pour rappel, les loyers commerciaux binaires (ou « clause-recettes ») sont très présents dans les centres commerciaux et sont ainsi composés (i) d’un loyer minimum fixe (ou « loyer minimum garanti »), souvent indexé, et (ii) d’un loyer variable additionnel dont le calcul est basé sur le montant du chiffre d’affaires réalisé par le preneur. Le principe du loyer commercial binaire permet ainsi d’obtenir un montant de loyer divisé entre un montant fixe (pouvant être contractuellement indexé) et un montant variable.
En matière de loyers commerciaux, le principe est celui posé à l’article L.145-37 du Code de commerce, comme suit :
« Les loyers des baux d’immeubles ou de locaux régis par les dispositions du présent chapitre, renouvelés ou non, peuvent être révisés à la demande de l’une ou de l’autre des parties sous les réserves prévues aux articles L. 145-38 et L. 145-39 et dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat. »
Ainsi, le montant du loyer commercial, que le contrat de bail soit finalement renouvelé ou non, peut être révisé à la demande de l’une ou de l’autre des parties. Selon l’article L.145-38 du Code de commerce, la demande de révision doit être formée au-delà des trois ans au moins à compter de la date d’entrée en jouissance du preneur ou après le point de départ du bail renouvelé. De nouvelles demandes peuvent être formées tous les trois ans à partir du jour où le nouveau montant du loyer est applicable.
L’article R.145-23, alinéa 1er du Code de commerce ajoute, au sujet de la compétence juridictionnelle :
« Les contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé sont portées, quel que soit le montant du loyer, devant le président du tribunal judiciaire ou le juge qui le remplace. Il est statué sur mémoire. »
La jurisprudence de la Cour de cassation au sujet de la question de la compétence du juge des loyers commerciaux, à l’occasion du renouvellement d’un bail prévoyant un loyer commercial binaire, a particulièrement évolué au cours des trente dernières années.
Elle affirmait dans son arrêt « Théâtre Saint-Georges » du 10 mars 1993[1] que les parties avaient seules le pouvoir de régir, contractuellement, toutes les questions relatives à la fixation du loyer renouvelé lorsqu’un loyer commercial binaire avait été prévu. Ainsi, l’ensemble des règles issues des articles L.145-37 et suivants du Code de commerce, et par extension la règle de compétence prévues à l’article R.145-23 du même code, pouvaient contractuellement être écartées. En cas de contestation de l’une des parties sur le montant du loyer minimum garanti renouvelé, le juge des loyers commerciaux ne pouvait donc que rejeter ladite demande de fixation judiciaire du loyer. La question pouvait donc se poser de l’issue d’un tel litige, en cas de désaccord entre les parties.
La Cour de cassation a par la suite fait évoluer sa jurisprudence en considérant que les parties pouvaient contractuellement décider de recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le loyer minimum garanti à la valeur locative[2].
Sur la question précise de la compétence du juge des loyers commerciaux, en cas de loyer binaire, la Cour de cassation considère, depuis un arrêt rendu le 30 mai 2024[3], qu’il est nécessaire de rechercher la commune intention des parties, tel que ce principe est posé à l’article 1188 du Code civil.
Il faut donc en déduire que, même dans l’hypothèse où les parties ont décidé de prévoir un loyer commercial binaire, laissant présumer qu’elles décident alors d’exclure une éventuelle fixation judiciaire du loyer renouvelé à la valeur locative, il est nécessaire de déterminer si elles n’ont finalement pas exprimé une volonté commune contraire. Il appartient donc aux juges du fond de rechercher si cette volonté commune contraire est bien présente, contractuellement ou factuellement.
C’est précisément ce qu’a fait le Tribunal Judiciaire de Paris, dans le jugement susvisé, en recherchant la commune intention des parties sur la question de la fixation du loyer minimum garanti révisé, en refusant de s’arrêter purement au sens littéral de l’article prévoyant un loyer commercial binaire.
Lors de la rédaction d’un bail commercial ou d’un avenant à celui-ci, il est donc primordial de s’assurer qu’aucune clause s’avère être incohérente avec la clause prévoyant un loyer binaire, telle qu’une clause d’indexation prévoyant la possibilité de demander judiciairement la fixation judiciaire du loyer. En tout état de cause, il nous parait important de soigner la rédaction de la clause de loyer binaire, en prévoyant notamment expressément la règle de fixation du loyer minimum garanti.
[1] Cass. 3e civ. 10-3-1993 no 91-13.418
[2] Cass. 3e civ. 3-11-2016 no 15-16.826
[3] Cass. 3e civ. 30-5-2024 no 22-16.447