Expulsion et indemnisation en cas de refus du concours de la force publique : le décret d’application précise enfin le régime de réparation

Amandine Roglin

D. n° 2025-1052, 3 nov. 2025 : JO, 6 nov.

Depuis le 7 novembre 2025, le cadre réglementaire issu de la loi dite anti-squat du 27 juillet 2023 est pleinement opérationnel. Le décret n° 2025-1052 du 3 novembre 2025 vient préciser les modalités d’évaluation de l’indemnisation due au propriétaire lorsque l’État refuse de prêter le concours de la force publique pour exécuter une décision judiciaire d’expulsion (C. pr. exéc., art. R. 154-1 à R. 154-7).

Ce texte, entré en vigueur le 7 novembre 2025, consacre et harmonise des solutions déjà bien établies par la pratique administrative et la jurisprudence, tant administrative que judiciaire.

1. Le fondement du droit à réparation en cas de refus de la force publique

L’article L. 153-1 du code des procédures civiles d’exécution rappelle un principe ancien :

« L’État est tenu de prêter son concours à l’exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l’État ouvre droit à réparation. »

Si ce principe a été solennellement affirmé par le Conseil d’État dans l’arrêt Couitéas (CE, 30 nov. 1923), la Cour de cassation a, de son côté, constamment rappelé que l’autorité de la chose jugée impose l’exécution effective des décisions d’expulsion, faute de quoi le propriétaire subit un préjudice indemnisable.

Ainsi, la troisième chambre civile juge de longue date que l’impossibilité pour le bailleur de recouvrer la jouissance de son bien en raison de l’inexécution d’une décision de justice constitue un préjudice certain, notamment au titre de la perte de loyers et de la privation de jouissance (Cass. 3e civ., 21 déc. 1994, n° 92-19.182 ; Cass. 3e civ., 16 juill. 1997, n° 95-21.533).

2. La consécration législative et réglementaire par la loi anti-squat

La loi du 27 juillet 2023 visant à protéger les logements contre l’occupation illicite a complété l’article L. 153-1 du CPCE en renvoyant expressément à un décret en Conseil d’État la détermination des modalités d’évaluation de la réparation. C’est précisément l’objet du décret du 3 novembre 2025, qui distingue :

  • les règles relatives à la demande d’indemnisation et à son instruction ;
  • les dispositions spécifiques aux locaux d’habitation ou à usage professionnel.

3. La demande d’indemnisation et l’engagement de la responsabilité de l’État

La responsabilité de l’État est engagée :

  • soit à compter de la décision explicite de refus du préfet (ou du préfet de police à Paris) ;
  • soit, en l’absence de réponse, à l’issue d’un délai de deux mois suivant la demande de concours de la force publique (C. pr. exéc., art. R. 154-1).

Ce délai de deux mois correspond à celui reconnu par la jurisprudence administrative pour permettre à l’autorité préfectorale d’apprécier les risques de trouble à l’ordre public. Sur le plan judiciaire, la Cour de cassation admet également que le propriétaire ne peut reprocher à l’administration une carence fautive avant l’expiration de ce délai raisonnable (Cass. 3e civ., 6 oct. 2010, n° 09-15.125).

La demande d’indemnisation peut être formée directement par le bénéficiaire de la décision d’expulsion, sans qu’il soit nécessaire de passer par le commissaire de justice (C. pr. exéc., art. R. 154-2).

Lorsque la responsabilité de l’État est reconnue, le préfet propose un montant d’indemnisation. Celle-ci fait l’objet d’une transaction, dans le cadre de laquelle le propriétaire s’engage à reverser à l’État toute somme perçue de l’occupant ou de tiers. Dès la signature, l’État est subrogé dans les droits du propriétaire contre l’occupant sans droit ni titre, mécanisme que la Cour de cassation assimile à une subrogation légale classique (Cass. 1re civ., 28 mai 2002, n° 99-18.389).

À défaut de réponse du préfet dans un délai de deux mois, la demande est réputée rejetée. Le propriétaire peut alors saisir le tribunal administratif dans le délai contentieux de deux mois (C. pr. exéc., art. R. 154-3).

4. La durée de la responsabilité de l’État

La période d’indemnisation prend fin notamment :

  • lorsque le concours de la force publique est finalement accordé et effectivement mis en œuvre ;
  • lorsque les occupants quittent volontairement les lieux ;
  • en cas de renonciation à l’expulsion, de vente du bien ou de décès de l’occupant (C. pr. exéc., art. L. 154-4, I).

En outre, si la décision d’expulsion est ultérieurement infirmée par une voie de recours, aucun préjudice indemnisable ne peut être retenu (C. pr. exéc., art. L. 154-4, II), solution conforme à la jurisprudence judiciaire selon laquelle l’indemnisation suppose une décision définitive servant de fondement au droit à réparation (Cass. 3e civ., 13 sept. 2018, n° 17-20.112).

5. Dispositions spécifiques aux locaux d’habitation et professionnels

Lorsque le refus de concours intervient pendant un sursis légal ou judiciaire, notamment durant la trêve hivernale prévue à l’article L. 412-6 du CPCE, la responsabilité de l’État n’est engagée qu’à l’issue de ce délai (C. pr. exéc., art. R. 154-5). Cette solution rejoint l’analyse de la Cour de cassation, qui considère que la suspension légale des expulsions exclut tout préjudice indemnisable pendant cette période (Cass. 3e civ., 8 févr. 2006, n° 04-19.594).

De même, aucune indemnisation n’est due si le bien est vacant ou occupé par des personnes étrangères à la décision d’expulsion.

Dans le logement social, la conclusion d’un protocole de prévention de l’expulsion suspend la responsabilité de l’État pendant sa durée d’exécution (C. pr. exéc., art. R. 154-6).

6. Les préjudices indemnisables

L’article R. 154-7 du CPCE dresse une liste non exhaustive des préjudices réparables, parmi lesquels :

  • la perte de loyers et de charges récupérables ;
  • la perte de valeur vénale du bien en cas de vente désavantageuse ;
  • les frais liés à l’impossibilité de vendre ;
  • les frais de remise en état, de commissaire de justice et certaines taxes ;
  • le trouble dans les conditions d’existence.

La Cour de cassation admet de manière constante l’indemnisation de la perte de loyers et de la privation de jouissance, dès lors qu’elles résultent directement de l’occupation sans droit ni titre et de l’impossibilité d’exécuter la décision d’expulsion (Cass. 3e civ., 27 sept. 2018, n° 17-21.402).

En revanche, les dépenses étrangères à un lien de causalité direct avec l’occupation abusive ou le refus de la force publique ne sont pas indemnisables. Les honoraires d’avocat, notamment, ne constituent pas en principe un préjudice indemnisable autonome, sauf application de l’article 700 du code de procédure civile devant le juge judiciaire, solution confirmée de manière constante par la Cour de cassation (Cass. 2e civ., 10 déc. 2009, n° 08-20.527).

Enfin, qu’il s’agisse d’une transaction ou d’un jugement, l’État bénéficie d’un droit de recours subrogatoire contre l’occupant sans droit ni titre, conformément aux principes généraux du droit des obligations reconnus par la jurisprudence judiciaire (Cass. com., 18 janv. 2011, n° 09-69.072).

Partager cet article