Responsabilité pénale des dirigeants : Le délit de banqueroute peut-il être caractérisé avant même la clôture de l’exercice comptable ?

Eléonore CATOIRE
Eléonore CATOIRE - Avocat

Quel niveau de comptabilité doivent fournir les dirigeants et ancien dirigeants aux organes de la procédure collective. De la réponse à apporter dépendra la sanction à subir.

Source : Cour de cassation,  Chambre criminelle 22 juin 2022, N°21.93.036- F-B

I – Le régime juridique de la banqueroute.

La banqueroute n’est pas qu’une issue possible au Monopoly, mais constitue en France une infraction pénale reprochée aux dirigeants de fait ou de droit, en cas de gestion frauduleuse d’une société en situation de redressement ou liquidation judiciaire.

Elle punie son auteur jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende, outre diverses peines complémentaires.

Prévue aux articlesL654-1 à L654-7 du Code de commerce, cette infraction vise à sanctionner les personnes physiques suivantes :

  • Toute personne exerçant une activité commerciale ou artisanale, tout agriculteur, et toute personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante, y compris une profession libérale soumise à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé ;
  • Toute personne qui a, directement ou indirectement, en droit ou en fait, dirigé ou liquidé une personne morale de droit privé ;
  • Aux personnes physiques représentants permanents de personnes morales dirigeants des personnes morales définies ci-dessus.

Les faits pouvant être reprochés sont strictement prévus à l’article L654-2 du Code de commerce, savoir :

1° Avoir, dans l’intention d’éviter ou de retarder l’ouverture de la procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, soit fait des achats en vue d’une revente au-dessous du cours, soit employé des moyens ruineux pour se procurer des fonds ;

2° Avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l’actif du débiteur ;

3° Avoir frauduleusement augmenté le passif du débiteur ;

4° Avoir tenu une comptabilité fictive ou fait disparaître des documents comptables de l’entreprise ou de la personne morale ou s’être abstenu de tenir toute comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation ;

5° Avoir tenu une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales.

L’obligation de tenir une comptabilité régulière est également rappelée à l’article 123-12 du Code de commerce, qui prévoit strictement :

«  Toute personne physique ou morale ayant la qualité de commerçant doit procéder à l’enregistrement comptable des mouvements affectant le patrimoine de son entreprise. Ces mouvements sont enregistrés chronologiquement.

Elle doit contrôler par inventaire, au moins une fois tous les douze mois, l’existence et la valeur des éléments actifs et passifs du patrimoine de l’entreprise.

Elle doit établir des comptes annuels à la clôture de l’exercice au vu des enregistrements comptables et de l’inventaire. Ces comptes annuels comprennent le bilan, le compte de résultat et une annexe, qui forment un tout indissociable ».

Combinées entre elles, les dispositions du Code de commerce permettent d’affirmer qu’une comptabilité régulière ne se limite pas à l’établissement des comptes annuels à la clôture de l’exercice. Il est bien exigé la nécessité d’enregistrer chronologiquement les mouvements affectant le patrimoine dans les livres comptables et l’inventaire.

C’est justement sur ces éléments qu’intervient l’arrêt étudié.

II –  Les circonstances de l’espèce.

A l’origine de la décision, un contentieux entre plusieurs associés d’une société civile immobilière constituée dans le cadre d’opérations de promotion immobilière, financées en partie à l’aide des comptes courants d’associés, pour partie détournés par les anciens gérants.

Ce grief a été porté par les associés victimes, à l’administrateur judiciaire alors que la SCI faisait l’objet d’une procédure collective, lequel a fait établir un rapport d’expertise comptable qui a mis en évidence des irrégularités susceptibles de recevoir une qualification pénale. Ce rapport a été transmis au parquet.

Le lecteur peut d’ores et déjà entre-apercevoir les difficultés apparues postérieurement. En effet, les investigations menées ont permis de mettre en cause la responsabilité pénale des  dirigeants (de fait et de droit) de la SCI, qui sont alors poursuivis devant le tribunal correctionnel pour banqueroute, reposant sur deux éléments :

  • Emploi de moyens ruineux,
  • Tenue d’une comptabilité manifestement irrégulière et incomplète.

Les rapports d’experts établissent en effet en 2012, des défauts de concordance entre les opérations comptables et leurs justificatifs, ou des défauts de concordance d’une année sur l’autre… bref des erreurs grossières constituant un manquement grave aux règles et principes comptables de nature à donner une fausse imagine de la santé de la SCI. En outre, l’année d’après il y a carrément aucune comptabilité qui n’a été tenue, puisqu’aucun élément comptable n’a été produit à l’administrateur provisoire.

Reconnus coupables puis relaxés en appel, l’affaire est portée à l’avis des juges suprêmes pour déterminer la culpabilité des prévenus.

La problématique posée aux juges de la Cour de cassation était de déterminer s’il  est possible d’être reconnu coupable de délit de banqueroute avant la clôture de l’exercice comptable objet du litige.

En effet l’un des prévenus organise sa défense sur le fait que, certes, le texte prévoit l’obligation d’établir les comptes annuels une fois par an, à la clôture de l’exercice, mais par contre, il en déduit que, si les mouvements affectant le patrimoine de l’entreprise doivent être enregistrés chronologiquement, ils n’ont pas à l’être au jour le jour pour autant.  

Il revendiquait sa démission au 1er juillet 2012, et qu’aucun élément du dossier permettait de considérer qu’après cette date il avait exercé une gérance de fait de cette société, de sorte que manifestement, il pouvait en déduire qu’au 31 décembre 2012, il ne lui appartenait pas d’établir une comptabilité pour l’exercice comptable qui se clôturait à cette date. Il reproche aux juges de retenir sa responsabilité pénale considérant qu’il importait peut qu’il n’ait plus été en fonction à la date de clôture de l’exercice. 

L’autre prévenu, reconnu coupable pour 2012 et 2013, considérait par ailleurs qu’il ne pouvait lui être reproché de ne pas avoir tenu de comptabilité l’année suivante, jusqu’au terme de l’exercice comptable, compte tenu du fait que la SCI était en état de cessation des paiements depuis le mois de septembre 2013. Selon lui, il ne lui appartenait donc plus d’établir une comptabilité jusqu’au 31 décembre 2013. Il tentait de limiter sa responsabilité aux neuf premiers mois de l’année..

III – Position et enseignement de la Cour de cassation

La position des juges suprêmes en la matière est claire :

«  l’obligation de tenir une comptabilité régulière en application de l’article L. 123-12 du code de commerce ne se limite pas à l’établissement des comptes annuels à la clôture de l’exercice, mais implique également l’enregistrement chronologique des mouvements affectant le patrimoine dans les livres comptables et l’inventaire périodique, de sorte que le délit de banqueroute par tenue d’une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière se trouve constitué avant ladite clôture lorsque sont constatés des manquements ou des irrégularités manifestes dans la tenue des livres comptables ».

L’obligation de tenir la comptabilité au quotidien, bien connue des experts-comptables, s’inscrit dans un champ de contrainte qui n’est pas toujours bien mesuré par les dirigeants des sociétés en général, et des sociétés en procédure collective en particulier. Pour un certain nombre d’entre elles, l’état de cessation des paiements étant caractérisé bien avant l’ouverture de la procédure collective, il peut arriver que les comptes sociaux de l’exercice précédent ne soient pas établis, faute d’avoir payé l’expert-comptable, ou même que la comptabilité de l’exercice en cours soit insuffisante voir inexistante (c’est le cas d’espèce).

A suivre l’enseignement de l’arrêt commenté, toutes ces situations peuvent conduire à la sanction de banqueroute.

Chronos vous recommande ainsi :

  • De ne pas tarder à déposer l’état de cessation des paiements, puisque la loi vous y oblige, dans les 45 jours de son constat ;
  • Mais surtout, si dans ces 45 jours vous avez des choix à faire entre les créanciers, de privilégier votre expert-comptable et d’exiger qu’en contrepartie, il tienne à jour la comptabilité pour pouvoir la fournir à la date la plus proche du dépôt de l’état de cessation des paiements, voir de l’ouverture de la procédure collective lorsque celle-ci est éloignée du dépôt de l’état de cessation des paiements.

Les mêmes règles de prudence peuvent être répétées en ce qui concerne les sociétés qui tiennent en interne leur comptabilité, et établissent eux-mêmes leurs comptes sociaux : Pensez toujours à joindre vos états comptables à la date la plus proche du dépôt de l’état de cessation des paiements.

Enfin, pour revenir au cas d’espèce, il est fort probable que l’abus de confiance a été caractérisé par l’utilisation des moyens de la société aux fins personnelles du dirigeant. L’opération n’est pas condamnable en soit, dès lors que le dirigeant dispose d’un compte courant d’associé créditeur duquel il peut débiter l’opération réalisée pour son compte personnel. Il est cependant probable que cette comptabilisation en débit n’était pas intervenue à la date à laquelle l’ancien dirigeant avait donné sa démission, qui s’était exposé par sa négligence à des sanctions qu’il aurait pu éviter.  

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