Au terme de décisions qui organisaient la restructuration de l’actif et de l’activité d’une société, la Cour de cassation a pu, dans un arrêt en date du 26 novembre 2025, rejeter la qualification d’abus de majorité malgré la constatation d’une perte financière pour ladite société : la notion d’intérêt social, dont la contrariété peut fonder l’abus de majorité, doit s’apprécier dans un contexte global et ne se résume pas toujours à une simple analyse des bénéfices et pertes financières.

Source : Cass. com., 26 novembre 2025, n°23-23.363, publié au bulletin, publié au rapport

I –

Depuis 2002, l’exploitation du casino d’une ville était confiée à une société anonyme à Conseil d’Administration, étant précisé que cette dernière est détenue majoritairement par le Groupe Partouche et minoritairement par deux personnes physiques ainsi que deux sociétés holdings.

À l’approche de l’expiration de la délégation (2021), la commune lance un nouvel appel d’offres. Le conseil d’administration de la SA, en estimant que les biens destinés à l’exploitation du casino pourraient être qualifiés de « biens de retour », prend alors comme décision (i) de ne pas candidater au nouvel appel d’offre et (ii) de dissocier la personne morale exploitant le casino de celle propriétaire des immeubles affectés à cette exploitation.

En conséquence, le Conseil d’Administration de la SA l’autorise à conclure avec le Groupe Partouche un contrat de bail portant sur les immeubles lui appartenant et affectés à l’exploitation du casino, ainsi qu’un contrat de vente des biens mobiliers lui appartenant toujours nécessaires à cette exploitation.

De son côté, le Groupe Partouche crée une société pour l’exploitation du casino qui conclura quelque temps après avec la commune une convention de délégation de service public pour l’exploitation du casino, d’une durée de vingt ans, et les contrats autorisés plus haut par le Conseil d’Administration sont bien conclus par la SA avec la nouvelle société d’exploitation.

Les différentes autorisations données par le Conseil d’Administration puis les conclusions des différents contrats en application de ces autorisations sont contestées par les minoritaires qui assignent le Groupe Partouche et la SA, un mandataire ad hoc étant désigné pour représenter cette dernière dans l’instance, en vue de leur annulation. La société d’exploitation sera quant à elle ultérieurement assignée en intervention forcée.

En cause d’appel, les minoritaires voient leurs différentes demandes rejetées et décident de former un pourvoi.

II –

               II – 1.

II – 11.

Tout d’abord, il convient de s’arrêter sur la notion de « biens de retour » pour comprendre une partie de l’arrêt.

Cette notion ressort de l’article L. 3132-4 du Code de la commande publique qui dispose :

« Lorsqu’une autorité concédante de droit public (…) a concédé la gestion d’un service public : 1° Les biens, meubles ou immeubles, qui résultent d’investissements du concessionnaire et sont nécessaires au fonctionnement du service public sont les biens de retour. Dans le silence du contrat, ils sont et demeurent la propriété de la personne publique dès leur réalisation ou leur acquisition (…) »

En conséquence, les biens résultant des investissements du concessionnaire et nécessaires au service public sont des biens de retour réputés appartenir ab initio à l’autorité concédante.

                              II – 12.

Le transfert de l’exploitation du casino à la nouvelle filiale d’exploitation pose un problème aux minoritaires qui considèrent que ce transfert s’est effectué au moyen d’un abus de pouvoirs, à noter que le terme d’abus de pouvoirs rejoint celui d’abus de majorité mais s’emploie par préférence pour les décisions émanant d’un conseil d’administration de SA. Plus particulièrement, dans un premier temps, les minoritaires reprochent à la Cour d’appel de s’être déclarée incompétente pour trancher la question de la qualification potentielle des biens litigieux en biens de retour tout en refusant de sursoir à statuer.

Pour le majoritaire,  l’incertitude était réelle quant au sort des biens affectés à l’exploitation du casino si cette exploitation se perpétuait via la SA : seraient-ils considérés comme des biens de retour ? Sur cette question, les parties ont produit deux consultations aux conclusions contraires émanant de deux professeurs de droit public.

La Cour de cassation valide le raisonnement de la Cour d’appel. Cette dernière relève tout d’abord que le Conseil d’Etat ne s’était pas encore prononcé sur la possibilité pour les biens litigieux d’être considérés comme des biens de retour. Or, l’existence d’un abus de pouvoirs/majorité doit s’apprécier à la date où celui-ci a pris place. Et précisément, lors des décisions dont il est demandé l’annulation, l’état du droit ne permettait pas d’apprécier le devenir des biens litigieux et il n’appartenait pas à la Cour d’appel de se substituer à juridiction administrative.

C’est donc à bon droit que la Cour d’appel s’est déclarée incompétente pour trancher la question relative à la qualification des biens litigieux en biens de retour. 

II – 2.

               II – 21.

D’autre part, le débat se porte sur le fait de savoir si les décisions prise par le Conseil d’Administration sont constitutives d’un abus de majorité/pouvoirs.

On rappelle ici les chiffres en jeu :

  • 30 millions d’euros de patrimoine immobilier dont la propriété pourrait revenir à l’autorité concédante ;
  • 1,5 million d’euros HT de loyers versés par la société exploitante nouvellement créée à la SA et qui ne couvre pas la perte financière issue de la perte d’exploitation du casino.

En réalité ici, le débat tourne autour de la stratégie choisie par la SA afin de sécuriser ses intérêts et de prendre les décisions les plus avantageuses pour elle (et non pour son actionnaire majoritaire).

Soit il est considéré que la création d’une filiale, avec un actionnariat différent, à laquelle sont transférés les différents actifs était la meilleure stratégie pour diminuer le risque d’une qualification desdits biens en biens de retour (qui appartiennent donc à l’autorité administrative concédante, soit en l’espèce la commune).

Soit il est considéré que ce transfert d’actifs n’avait été décidé que pour favoriser le majoritaire au détriment des minoritaires et contre l’intérêt de la SA, puisque le transfert s’effectuait au profit d’une filiale créée et détenue intégralement par le majoritaire.

En d’autres termes, les décisions qui ont autorisé le transfert des actifs sont-elles constitutives d’un abus de majorité ? Etaient-elles le meilleur moyen pour continuer de tirer profit de l’exploitation du casino ?

                              II – 22.

A la date des décisions litigieuses, un recours avait été déposé pour faire annuler la délégation de service public consentie à la société d’exploitation nouvellement créée par le Groupe Partouche avec, comme reproche principal celui de ne pas avoir fait application de la théorie des biens de retour. Ainsi, pour la Cour de cassation, comme pour la Cour d’appel, persistait le risque d’une requalification du patrimoine immobilier appartenant à la SA en biens de retour.

Ensuite, la société d’exploitation nouvellement créée et la SA n’avaient pas le même actionnariat, ce qui pouvait être considéré comme un argument permettant de diminuer le risque de requalification, sans l’exclure totalement. Le Conseil d’Administration a pu considérer qu’il était plus sage de créer une nouvelle structure avec un actionnariat différent pour marquer des points dans le camp de l’absence de requalification des biens et ainsi bénéficier des loyers, c’est-à-dire continuer de jouir d’une pleine propriété du patrimoine immobilier, plutôt que de tenter de continuer de tirer profit de l’exploitation du casino mais avec un risque plus important de perdre la propriété de son patrimoine immobilier par le jeu de la théorie des biens de retour.

En l’espèce, la Cour de cassation valide la Cour d’appel et rejette les demandes d’annulation des décisions litigieuses fondées sur un prétendu abus de pouvoirs/majorité.

III –

En rejetant le pourvoi, la Cour de cassation consacre une solution équilibrée :
les décisions contestées n’étaient pas destinées à favoriser abusivement l’actionnaire majoritaire, mais visaient à protéger l’actif immobilier de la SA dans un contexte juridique instable.

Cet arrêt constitue une importante illustration de la manière dont le juge examine la notion d’intérêt social en présence de risques juridiques non tranchés, et confirme la prudence attendue des organes dirigeants face aux incertitudes du droit public.

L’arrêt permet de rappeler parfaitement les principes qui permettent la qualification d’un abus de majorité (qualifié dans l’arrêt d’abus de pouvoirs) : une décision contraire à l’intérêt social de la société et prise dans l’intérêt unique des majoritaires.

L’arrêt à l’étude permet également de mesurer toute l’étendue du pouvoir d’appréciation du Juge quant à la notion d’intérêt social.

Le Conseil d’Administration a fait le choix de perdre les revenus tirés de l’exploitation du casino et de les remplacer par des revenus locatifs inférieurs. A première vue ce choix est contraire à l’intérêt social, et a de surcroit bénéficié entièrement au majoritaire car l’exploitation a été transféré à une filiale détenue à 100 % par ce dernier.

Mais la Cour de cassation va considérer ce choix comme conforme à l’intérêt social simplement car cette restructuration va permettre d’augmenter sensiblement ses chances de faire échapper son patrimoine immobilier à la requalification en biens de retour et d’ainsi en perdre la propriété.

Même si cette option est financièrement moins favorable (le loyer de 1,5 M€/an est inférieur aux résultats d’exploitation), elle n’est pas pour autant contraire à l’intérêt social dès lors qu’elle tend à protéger un actif structurant de la société.

La Cour rappelle qu’une restructuration peut être dictée par des contraintes extérieures, et qu’une incidence économique négative n’est pas suffisante pour constituer un abus.

Cette décision s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle claire : l’intérêt social s’apprécie au regard du risque global encouru par la société, et non pas uniquement en comparant les gains financiers potentiels. Elle confirme également qu’une grande marge d’appréciation est laissée aux organes dirigeants dans les décisions stratégiques lorsque l’environnement juridique est incertain.

En définitive, « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » même en droit des sociétés.

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