Privilège du prêteur de deniers et assiette de la garantie en présence d’acquéreurs indivis (dont l’un n’a pas recours à l’emprunt !)

Thomas LAILLER
Thomas LAILLER

Source : Cass. civ. 1ère, 9 janvier 2019, n°17-27.411, FS-P+B+I

 

I – Les faits

 

Deux concubins achètent un immeuble en indivision pour la nue-propriété, à concurrence de 38 % pour Monsieur et 62 % pour Madame, et en tontine pour l’usufruit. Monsieur finance l’acquisition de sa part au moyen d’un prêt garanti par un privilège de prêteur de deniers (PPD). Alors que les acquéreurs sont avertis par le notaire dans l’acte que le PPD sera pris sur l’immeuble entier, l’inscription n’est en réalité effectuée que sur la quote-part en nue-propriété de Monsieur et sur l’usufruit. Monsieur, artisan, est ensuite placé en liquidation judiciaire. Le prêteur, souhaitant réaliser l’immeuble, se trouve contraint de provoquer d’abord le partage de l’indivision. Il assigne alors en responsabilité le notaire pour ne pas avoir assuré l’efficacité de son acte.

 

Il soutient que, obligée d’agir en partage de l’indivision avant de pouvoir faire jouer sa sûreté, il court le risque d’en perdre le bénéfice dans l’hypothèse où le bien est attribué à l’autre indivisaire et qu’il perd toute possibilité d’engager une voie d’exécution en cas de carence du liquidateur judiciaire. La cour d’appel rejette ses demandes.

 

II – Le pourvoi

 

Lorsqu’un immeuble est acheté par plusieurs personnes, et que chacune emprunte auprès d’une banque différente, ou qu’un seul des acquéreurs emprunte pour payer sa quote-part du prix, quelle est l’assiette du privilège du prêteur de deniers : la seule quote-part indivise de l’acquéreur emprunteur ou la totalité du bien ?

 

La Cour de cassation estime que même lorsqu’un prêt est souscrit par l’un seulement des acheteurs d’un immeuble, pour financer sa part, l’assiette du privilège est constituée par la totalité du bien et le prêteur, titulaire d’une sûreté légale née avant l’indivision, peut se prévaloir des dispositions de l’article 815-17, alinéa 1 du Code civil qui permet aux créanciers de l’indivision d’agir avant tout partage. En conséquence, le privilège du prêteur de deniers grevait de plein droit la totalité de l’immeuble acquis, même s’il était né du chef d’un seul acquéreur, et la banque aurait pu poursuivre la vente forcée du bien sans engager une procédure préalable de partage et sans que puissent lui être opposés les démembrements de la propriété convenus entre les acquéreurs. L’arrêt querellé est confirmé sur ce point.

 

Néanmoins, ajoute la Haute Juridiction, le notaire avait bien commis une faute en inscrivant le privilège de la banque sur la seule part de l’emprunteur. En effet, la publicité foncière est destinée à l’information des tiers et à leur rendre opposables les conventions portant sur les droits réels et les sûretés. A l’égard des tiers la banque avait, du fait de l’inscription à tort limitée, la qualité de créancier personnel du coïndivisaire emprunteur, de sorte qu’elle ne pouvait pas exercer son droit de poursuite sur l’immeuble indivis. L’arrêt est partiellement cassé sur ce point de droit.

 

III – Explications

 

Le recours au privilège du prêteur de deniers en cas d’acquisition par deux personnes a toujours eu les faveurs de la pratique notariale, à raison. La Cour de cassation confirme l’efficacité de la sûreté en cas d’acquéreurs dont l’un ne recourt pas à l’emprunt. La Haute juridiction lui donne même un certain poids en l’énonçant en tête de l’attendu consacré à cette branche du moyen, et en accordant une large publicité à l’arrêt. La présence d’un démembrement de propriété et d’une tontine n’est pas de nature à modifier la solution. En pratique, la situation est fréquente, notamment en cas d’achat immobilier réalisé par des couples de concubins ou liés par un PACS.

 

L’indivision n’est qu’une conséquence de la vente, elle ne change pas la nature juridique de l’opération, qui consiste en une vente unique d’un immeuble à deux acquéreurs, et non pas en deux ventes séparées de droits indivis. Le privilège du prêteur de deniers peut donc grever, de manière indivisible, la totalité du bien indivis.

 

Ainsi, à la différence du créancier titulaire d’une sûreté grevant la quote-part de l’indivisaire, la banque titulaire d’un privilège sur la totalité du bien peut en effet être payée avant tout partage[1] , ce qui lui permet d’éviter le risque de perdre sa sûreté en cas d’attribution à un autre coïndivisaire dans le cadre de ce partage[2], et elle peut saisir le bien indivis même en cas de liquidation judiciaire de l’indivisaire[3].

 

Au cas présent, la règle n’avait cependant pas pu pleinement jouer du fait de l’inscription limitée du privilège sur la quote-part de l’emprunteur qui, si elle n’affectait pas l’assiette du privilège au fond, limitait cependant l’efficacité de celui-ci puisque la banque ne pouvait pas l’opposer aux autres créanciers. C’est sous cet angle que la responsabilité du notaire est retenue : le décalage entre les droits du créancier en droit civil et les droits – plus restreints – qu’il tenait de la publicité foncière, dus à une formalité mal réalisée, justifiait la responsabilité du notaire. Cette responsabilité est d’autant plus regrettable que l’acte indiquait bien que l’inscription grèverait la totalité de l’immeuble.

 

La décision nous rappelle donc que les inscriptions hypothécaires n’ont d’intérêt que dans les rapports du créancier avec les tiers, et que ces rapports sont gouvernés avant tout par l’apparence créée par les formalités publiées au fichier immobilier.

 

[1] Article 815-17 du Code civil

 

[2] Article 883 du Code civil

 

[3] Cass. civ. 1ère, 14 juin 2000, n°98-10.577, FS-P

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