Dans un arrêt du 26 novembre 2025 qui a eu l’honneur d’une publication au bulletin, la Cour de cassation a jugé que le contenu d’un protocole de conciliation conclu entre les associés d’une société peut être de nature, s’il n’est pas conforme à l’intérêt de la société, à caractériser un abus de majorité, quand bien même ce protocole aurait fait l’objet d’une homologation judiciaire : cette dernière n’a pas pour effet de sanctuariser les décisions prises en application du protocole.
Source : Cass. Com. 26 novembre 2025, n°24-15.730, publié au bulletin
I –
Le litige trouve son origine dans une opération d’achat à effet de levier (LBO) dont les grandes lignes peuvent être synthétisées comme suit.
Par le mécanisme du LBO, une société rachète l’intégralité des titres d’une autre société, détenue par deux associés personnes morales, via une holding spécialement créée pour l’occasion. Après l’opération, parmi les associés de la holding, on trouve, outre la société cessionnaire pour 61,15 % du capital et 56,31 % des droits de vote, l’ancien dirigeant d’un des deux cédants à hauteur de 17,94 % pour 25,86 % des droits de vote devenu Président, ainsi que deux investisseurs institutionnels.
La situation se dégrade rapidement :
- Le Président est démis de son mandat social au profit du PDG de la société cessionnaire ;
- Un cabinet de conseil analyse la situation financière de la holding animatrice et conclut à l’impossibilité de faire face aux premières échéances de la dette financière, constat confirmé par le CAC ;
- L’ancien Président démis est finalement licencié ;
- Les capitaux propres de la holding animatrice deviennent négatifs.
Un protocole de conciliation est finalement signé afin de réaménager la dette financière et prévoit (i) une réduction de capital dans la holding par voie d’annulation de l’ensemble des actions pour le ramener à 0 par voie de compensation à due concurrence avec les pertes puis (ii) trois augmentations de capital. L’assemblée générale valide ce mécanisme.
L’ancien Président de la holding se retrouve complètement dilué et conteste l’opération en soutenant ne pas avoir été informé du protocole de conciliation et du coup d’accordéon.
La Cour d’appel de Paris donne raison à l’ancien Président dans un arrêt du 4 avril 2024, et lui octroie, outre une indemnité en raison du préjudice subi du fait de l’abus de majorité, une indemnité en réparation de son préjudice moral. Les autres associés forment alors un pourvoi en cassation.
II –
Il convient ici de s’arrêter sur deux notions fondamentales en droit des sociétés : le coup d’accordéon et l’abus de majorité.
Ce qui est ici mis en place par la société pour se sortir de sa situation financière compliquée est un coup d’accordéon. Ce mécanisme, qui ne doit rien à Yvette Horner, permet d’apurer les pertes d’une société pour lui permettre de continuer son activité par le biais d’une réduction de capital immédiatement suivie d’une augmentation de capital.
Les anciens associés perdent donc temporairement, en principe, leur qualité d’associé et peuvent ensuite souscrire à l’augmentation de capital grâce notamment au droit préférentiel de souscription qui leur permet d’accéder au capital dans les mêmes proportions que leur détention capitalistique antérieurement à la réduction de capital.
Cependant, le coup d’accordéon peut parfois être utilisé pour évincer certains associés par le majoritaire, ce que peut parfois valider le Juge au détriment du droit de propriété de l’actionnaire, et l’assemblée des actionnaires qui autorise l’augmentation de capital peut décider de la suppression du droit préférentiel de souscription sur le fondement de l’article L225-135 du Code de commerce. Les minoritaires ayant perdu leurs titres ne seront pas forcément en mesure d’entrer à nouveau au capital.
Toute la difficulté résidera alors pour le Juge de concilier l’intérêt social et les droits des actionnaires, et d’éventuellement dégager les conditions d’un abus de majorité.
Cette notion correspond à la décision sociale prise contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité des associés au détriment de la minorité. La notion d’abus de majorité est régulièrement invoquée dans le cadre de restructuration du capital, donc lors d’un fameux coup d’accordéon par exemple, mais également en cas de rémunération excessive du gérant[1] ou encore en cas de mise en réserve systématique des bénéfices en réserve au détriment de la distribution de dividendes[2].
La sanction de l’abus de majorité est l’annulation de la décision constitutive de l’abus, la délibération est rétroactivement invalidée et les associés sont remis dans la situation antérieure. Les associés minoritaires peuvent également réclamer des dommages et intérêts si la décision leur a causé un préjudice. Il faut ici noter que la demande en annulation de la délibération obéit à la règle de la prescription triennale de l’article L. 235-9 du Code de commerce alors que la demande de dommages et intérêts obéit à la prescription quinquennale en vertu de l’article 2224 du Code civil.
III –
Pour les demandeurs au pourvoi, l’assemblée générale qui a entériné le recours au coup d’accordéon n’a fait qu’exécuter l’obligation prévue par un protocole de conciliation homologué. Ce protocole avait été conclu dans l’objectif d’assurer la pérennité de la société, ce qui est nécessairement conforme à son intérêt social.
La Haute Cour ne suit pas ce raisonnement. Elle considère en effet que la Cour d’appel n’a fait qu’application de son pouvoir souverain d’appréciation lorsqu’elle a considéré que le protocole de conciliation avait été adopté en raison d’une présentation erronée de la situation financière.
Décidé sur la base d’un protocole de conciliation vicié puisque basé sur une situation erronée et que donc le Juge peut écarter, le coup d’accordéon a donc été décidé dans le seul dessein de favoriser les majoritaires au détriment des minoritaires et n’était pas conforme à l’intérêt social de la société. Pris sur la base de comptes présenté insincèrement, c’est toute l’opération de restructuration qui perd sa justification.
De plus, l’homologation d’un protocole de conciliation n’a pas pour effet de sanctuariser les décision prises par la collectivité des associés en exécution dudit protocole. Si celui-ci est l’émanation d’une présentation erronée de la situation de la société, il peut être constitutif d’un abus de majorité qu’il convient d’annuler s’il a été conclu au détriment des minoritaires et n’était pas conforme à l’intérêt de la société.
En l’espèce, la solution ne semble pas poser trop de difficultés puisque l’erreur dans la vision de la situation financière de la société, le fondement vicié (d’autant plus facile à invoquer du fait d’une expertise commanditée par une des parties seulement), permet de justifier que le protocole de conciliation ait été conclu à la fois au détriment de l’intérêt social et au détriment de celui des minoritaires. In fine, la Cour de cassation relève qu’à la fois l’intérêt social et celui du minoritaire auraient été violés, deux intérêts qu’il importe de protéger.
En tout état de cause, il convient de retenir que l’exécution par la collectivité des associés d’un protocole de conciliation homologué peut fonder un abus de majorité.
[1] Cass. Com., 20 février 2019 n°17-12.050
[2] Cass. Com., 6 juin 1990, n°88-19.420 et 88-19.783, Publié au bulletin

