Le Juge administratif, le sexe et l’humour au cinéma

Harald MIQUET
Harald MIQUET

  

Source : Note sous TA de Paris, ordonnance du 14 décembre 2016, Association promouvoir, n° 1620779/9, 1620839.

 

Gageons que l’ordonnance rendue par le juge des référés du Tribunal administratif de Paris rencontrera la notoriété des décisions insolites et jouira d’une belle longévité dans les travaux dirigés de droit administratif.

 

A titre liminaire, il faut reconnaître que l’ordonnance fait la place belle aux transports, celui du juge en séance, indispensable complément aux écritures des parties et celui du plaisir de l’écriture. Sur la forme, le juge administratif opère en effet un savoureux mélange de formalisme rédactionnel propre à sa plume et d’une désopilante énumération factuelle liée au cas d’espèce, dont les lecteurs se délecteront.

 

Sur le fond, le recours intenté par les associations Promouvoir et Juristes pour l’enfance, vise à suspendre sur le fondement des dispositions L.521-1 du Code de justice administrative une décision de délivrance de visa d’exploitation au film « Sausage Party » assorti d’une interdiction de représentation aux mineurs de douze ans.

 

Au soutien de la demande de suspension, les parties requérantes invoquent comme doute serieux grèvant la légalité de la décision le fait que : les « très nombreuses scènes à caractère sexuel et un langage cru qui, en dépit de leur second degré, ne sont pas appropriés à un jeune public » ; que certaines scènes du film méconnaissent les dispositions de l’article 227-22 du code pénal ; que la classification du film assortie d’une interdiction aux mineurs de moins de 12 ans est inadaptée, enfin que le Ministre aurait dû opter en faveur d’une interdiction aux mineurs de moins de 16 ans.

 

L’intérêt de l’ordonnance porte naturellement sur l’office du juge administratif quant à la nature de son contrôle opéré sur la discretionnalité de la décision ministerielle avec en toile de fond les rêgles de protection des mineurs (II).

 

Ce cas d’espèce est également l’occasion de revenir brièvement sur les règles qui concourent à la délivrance du visa d’exploitation cinématographique et des mesures de classifications tirées de la protection de l’enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine (I).

 

I. Sur la procédure de délivrance du visa d’exploitation cinématographique et des mesures de classification associées

 

Tout film destiné à une diffusion commerciale en salle requiert un visa d’exploitation qui constitue une autorisation administrative délivrée par le ministre chargé de la culture aux œuvres ou documents cinématographiques ou audiovisuels.

 

La délivrance du visa intervient après avis de la commission de classification des œuvres cinématographiques qui, comme chacun sait, n’a pas vocation à lier la décision ministérielle. En pratique, la proposition de classification remise par la commission est toutefois rarement remise en question par le Ministre.

 

La délivrance du visa peut être subordonnée à des mesures de classification pour des motifs tirés de la protection de l’enfance et de la jeunesse [1]. Aux termes des dispositions de l’article R211-12 du code du cinéma et de l’image animée, le visa d’exploitation cinématographique s’accompagne de l’une des mesures de classification suivantes :

 

1° Autorisation de la représentation pour tous publics ;

2° Interdiction de la représentation aux mineurs de douze ans ;

3° Interdiction de la représentation aux mineurs de seize ans ;

4° Interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans sans inscription sur la liste prévue à l’article L. 311-2, lorsque l’œuvre ou le document comporte des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence mais qui, par la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité, ne justifient pas une telle inscription ;

5° Interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans avec inscription de l’œuvre ou du document sur la liste prévue à l’article L. 311-2.

 

II. L’office du juge en matière de contrôle de délivrance du visa d’exploitation cinématographique et de protection de l’enfance et de la jeunesse

 

Depuis sa décision rendu à l’occasion du contentieux relatif au film de Jacques Rivette, Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot, le juge administratif à fait évoluer la nature de son contrôle, passé de restreint à normal en matière de visa de délivrance et de mesures de classification[2]. Le degré de contrôle normal du juge implique donc la censure de toute erreur de qualification commise par l’autorité ministérielle, même si celles-ci ne présentent pas un caractère manifeste.

 

En toile de fond, la réflexion juridique porte globalement sur le point de savoir si l’administration n’a pas commis une erreur sur l’appréciation des scènes à connotation sexuelle dont la teneur ne permettait pas, aux dire des associations requérantes, une diffusion auprès des mineurs de moins de 16 ans.

 

Il est évident que la sexualité, la violence, les comportements dangereux, la drogue, le racisme sont des thèmes qui attirent l’attention et la vigilance de la commission de classification[3]. Il n’en reste pas moins que l’analyse conduite par l’administration sous le contrôle du juge n’est pas fractionnée. Celle-ci inclue le critère du degré de distanciation entre le spectateur et l’œuvre lequel vient atténuer les thèmes qui sont les moins appropriés à un jeune public. Prime alors l’appréciation l’œuvre dans sa globalité.

 

Dans l’ordonnance, on relèvera plusieurs éléments concourrant à la distanciation œuvre/spéctateur qui ont probablement été determinants dans l’office du juge.

 

La distanciation du spectacteur aux personnages principaux du film est d’abord assurée en l’espèce par un recours au procédé classique de l’antropomorphisme, qui permet d’attribuer un comportement ou morphologie humaine à d’autres entités comme des animaux, des objets, ici des biens et aliments de consommation. Cette technique trouve naturellement des limites dans son efficacité. Ce point est particulierement mis en exergue au sein du 11e considérant de l’ordonnance :

 

11. Considérant cependant que, d’une part, si une séquence, furtive, mime des relations sexuelles entre une boîte de gruau et une boîte de crackers, elle ne paraît pas, en l’état de l’instruction, figurer un viol à caractère raciste ; que l’aspiration par une poire à lavement du contenu d’une brique de jus de fruit ne peut être interprétée comme évoquant une agression à caractère sexuel que par des spectateurs en capacité́ de se distancier par rapport à ce qui leur est donné à voir ; qu’au surplus, ce comportement, qui est le fait du personnage auquel le rôle de « méchant » est assigné, figure le pôle négatif des relations amoureuses et sexuelles auxquelles aspirent les deux protagonistes positifs du film ;

 

En outre, l’aspect distancié résulte encore du caractère imaginaire des scènes, privées d’un référentiel suffisamment concret pour inciter le spectateur mineur à en reproduire le contenu :

 

12. Considérant que, d’autre part, si, au cours de la dernière séquence du film, durant trois minutes, des aliments et autres produits de consommation, dont aucun ne figure au demeurant un mineur, simulent explicitement diverses pratiques sexuelles, cette scène se déroule dans un univers imaginaire, d’ailleurs expressément présenté comme une « illusion », et ne peut être interprétée comme incitant le spectateur mineur à en reproduire le contenu ; qu’il résulte ainsi de tout ce qui précède qu’en l’état de l’instruction, le film « Sausage Party » ne peut être regardé comme diffusant un message à caractère violent, ou portant atteinte à la dignité humaine ou de nature à favoriser la corruption d’un mineur, susceptible de constituer l’infraction réprimée par l’article 227-22 du code pénal ;

 

Enfin, tout au long de l’ordonnance, le juge rappelle à plusieurs reprises le caractère humoristique qui tempère le langage truculent et ponctue les multiples scènes amoureuses du film d’animation. C’est bien la nature parodique qui est à même de créer la juste distanciation, entre le spectateur et les personnages du film, justifiant la classification retenue par le ministre.

 

14. Considérant cependant que la dernière séquence du film, évoquée au paragraphe 12, comme la scène montrant la poire à lavement et une saucisse attachées au pantalon d’un employé du supermarché, qui ne présentent aucun caractère de réalisme et sont dépourvues de toute connotation violente ou dégradante, s’insèrent de façon cohérente dans le propos de l’œuvre qui est de dépeindre, sur un ton humoristique et délibérément outrancier, la rébellion des produits de consommation contre la domination humaine et ses interdits ;

 

Harald MIQUET

Vivaldi-Avocats



[1] art L211-1 et du code du cinéma et de l’image animée

[2] CE, ass., 24 janv. 1975, Ministre de l’Intérieur c/Sté Rome-Paris Film, Lebon p. 57. 

[3] Christine Ferrari-Breeur – Visa d’exploitation : le règne du paradoxe – Juris art etc. 2013, n°5, p.38 

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