La Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle sur le régime de prescription applicable en droit espagnol, a précisé le point de départ du délai pour agir en réparation d’une infraction au droit de la concurrence. Au nom du principe d’effectivité, elle a jugé que ce délai ne peut commencer à courir avant que la décision de sanction de l’autorité nationale de concurrence ne soit devenue définitive. Autrement dit, la prescription débute, en pratique, à la date de publication de l’arrêt confirmant cette décision.
CJUE. 4 septembre 2025, aff. C-21/24
I –
Depuis le début des années 2000, le contentieux privé de la concurrence connaît un essor considérable. Des grands arrêts fondateurs à la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014, les institutions européennes ont multiplié les initiatives pour faciliter les actions en réparation introduites par les victimes de pratiques anticoncurrentielles. Pour autant, certaines questions demeuraient en suspens. Par son arrêt récent, la Cour de justice de l’Union européenne apporte une clarification importante concernant le régime de prescription applicable dans ce domaine.
En l’espèce, la Commission nationale des marchés et de la concurrence (CNMC), autorité espagnole de la concurrence, avait sanctionné Nissan Iberia pour sa participation à une entente ayant duré jusqu’en 2013. La décision, publiée sur le site de la CNMC en 2015, n’est devenue définitive qu’en 2021 après confirmation par le Tribunal Supremo. Estimant avoir subi un surcoût lors de l’achat de son véhicule, la société CP a engagé en 2023 une action en réparation contre Nissan Iberia. Le débat s’est immédiatement concentré sur la question de la prescription de cette action.
Le Tribunal de commerce n° 1 de Saragosse considérait que le délai de prescription commençait à courir dès la publication de la décision sur le site de la CNMC. Toutefois, d’autres juridictions espagnoles avaient adopté une position différente, jugeant que le délai ne pouvait commencer qu’une fois la décision devenue définitive. Face à cette divergence d’interprétation, le tribunal a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle afin de déterminer quelle solution était conforme au droit de l’Union. Celle-ci a d’abord rappelé les principes généraux encadrant la fixation du dies a quo avant d’en donner une application concrète.
II –
Les actions en réparation du préjudice causé par des pratiques anticoncurrentielles relevaient autrefois du seul droit national, jusqu’à l’adoption de la directive 2014/104/UE, destinée à harmoniser leur régime au niveau européen. Pour trancher la question du délai de prescription, la Cour de justice devait donc déterminer quel droit – national ou européen – était applicable. L’article 22 de la directive, très laconique, a déjà été précisé par la jurisprudence, notamment dans l’affaire Volvo, où la Cour a distingué les dispositions substantielles, non rétroactives, des dispositions procédurales, immédiatement applicables. Elle a ainsi établi que les nouvelles règles ne s’appliquent qu’aux situations juridiques encore en cours, et non à celles déjà définitivement réalisées.
Trois hypothèses se dégagent : si le délai de prescription a expiré avant le 27 décembre 2016 (date limite de transposition de la directive), seul le droit national s’applique ; s’il a expiré après cette date mais avant la transposition effective (27 mai 2017 en Espagne), le droit national reste applicable, mais interprété à la lumière de la directive ; enfin, si le délai expire après la transposition, la directive s’applique pleinement.
Dans l’affaire en cause, il était difficile de déterminer le droit applicable puisque le débat portait précisément sur le point de départ du délai de prescription. Néanmoins, la Cour a jugé que les principes servant à fixer ce délai demeurent identiques dans tous les cas. Même lorsque le droit national ancien s’applique, il doit être interprété à la lumière de l’article 101 du TFUE et du principe d’effectivité, afin d’assurer la cohérence entre le contentieux public et le contentieux privé de la concurrence.
III –
La Cour de justice rappelle que le principe d’effectivité impose aux législateurs et juges nationaux de garantir que l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union ne soit ni impossible ni excessivement difficile. Depuis les arrêts Courage et Crehan (2001) et Manfredi (2006), ce principe fonde la reconnaissance du droit des victimes de pratiques anticoncurrentielles à obtenir réparation, donnant ainsi un effet direct concret aux articles 101 et 102 du TFUE.
L’objectif est de maximiser l’effet utile de ces dispositions, en renforçant le caractère dissuasif du droit de la concurrence grâce au développement du private enforcement. Les actions en indemnisation complètent les amendes prononcées par les autorités de concurrence, augmentant la pression financière sur les entreprises fautives.
Dans cette logique, la prescription joue un rôle déterminant. Les actions privées ont en effet plus de chances d’aboutir lorsqu’elles sont engagées à la suite d’une décision définitive d’une autorité de concurrence (follow-on actions). Fixer le point de départ du délai de prescription trop tôt reviendrait à obliger les victimes à agir sur la base d’informations incomplètes ou incertaines, compromettant ainsi l’efficacité du contentieux privé et l’effet utile du droit de l’Union. Dès lors, le dies a quo ne peut être fixé avant que la décision de sanction ne soit devenue définitive, condition indispensable à une application cohérente du principe d’effectivité.
IV –
La Cour de justice précise que le délai de prescription d’une action en réparation ne peut courir ni avant la fin de l’infraction ni avant que la victime soit réellement en mesure de se fonder sur la décision de sanction, conformément au principe contra non valentem agere non currit praescriptio. Autrement dit, le point de départ du délai (dies a quo) ne peut être fixé qu’à partir du moment où la décision est à la fois devenue définitive et publiée.
La Cour rappelle que la victime doit disposer de quatre informations essentielles pour agir : l’existence de l’infraction, son auteur, le lien de causalité et le préjudice subi. Or, tant que la décision de sanction n’est pas définitive, ces éléments peuvent être remis en cause en cas de recours, ce qui justifie que la prescription ne commence pas avant la clôture du contentieux. Un système national pourrait éventuellement prévoir un dies a quo antérieur, à condition d’instituer un mécanisme automatique de suspension ou d’interruption du délai pendant toute la durée du recours — ce que le droit espagnol ne fait pas.
La Cour en conclut que le délai de prescription commence à courir à la date de publication de la décision de sanction devenue définitive et rendue publique de manière claire et accessible. En l’espèce, cette date correspond à 2021, année où le Tribunal Supremo a confirmé la décision de la CNMC. Dès lors, la directive européenne transposée s’applique, et la victime, ayant agi en 2023 dans le délai de cinq ans prévu, n’est pas prescrite.
Cette solution équilibre habilement les droits des entreprises, qui conservent la possibilité de contester leur sanction, et ceux des victimes, qui peuvent agir sans précipitation et avec toutes les garanties d’une décision définitive.

