Protection de la vie privée sur Internet : les hébergeurs mis à contribution

Virginie PERDRIEUX
Virginie PERDRIEUX

 

SOURCE : Cour européenne des droits de l’homme, Grande Chambre, 16 juin 2015, requête n°64569/09, aff. Delfi AS c/ Estonie

 

La société Delfi possède l’un des plus grands sites Internet d’actualité d’Estonie.

 

En 2006, elle a publié sur son site Internet un article concernant la décision d’une compagnie de navigation locale de modifier l’itinéraire emprunté par ses ferries pour rallier certaines îles. Cette actualité a généré des commentaires d’internautes extrêmement injurieux, voire menaçants à l’égard de la compagnie de navigation et de son propriétaire, accessibles à tous les visiteurs du site.

 

Le propriétaire de la compagnie a amené cette affaire devant les juridictions estoniennes, lesquelles ont considéré les commentaires litigieux diffamatoires et ont retenu la responsabilité de l’hébergeur du site Internet.

 

Après avoir vu son recours rejeté par la juridiction suprême d’Estonie, la société Delfi a saisi la Cour européenne des droits de l’homme de ce que les décisions rendues par les juges estoniens constituaient une violation de la liberté d’expression, fondant son action sur les dispositions de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

 

Dans son arrêt de chambre du 10 octobre 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu, à l’unanimité, à la non-violation de l’article susvisé, l’atteinte constatée à la liberté d’expression n’apparaissant pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi, tendant à la protection de la vie privée du propriétaire de la compagnie de navigation.

 

La Grande Chambre de la Cour s’est ralliée à la décision des premiers juges, en prenant en considération les quatre éléments suivants :

 

les commentaires litigieux étaient clairement illicites et constitutifs d’un discours de haine ou d’une incitation à la violation, de sorte qu’ils n’étaient pas susceptibles d’être protégés par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ;

 

le contexte de l’affaire justifie que la société requérante soit tenue responsable, étant donné que l’article et les commentaires des internautes figuraient sur la même zone de la page du site Internet, que la société incitait les internautes à laisser des commentaires et qu’elle était la seule à pouvoir restreindre ou supprimer ceux déjà publiés ;

 

le site Internet litigieux est exploité à titre professionnel et a permis à son propriétaire de tirer des bénéfices économiques certains à raison du nombre de visiteurs généré par les commentaires critiqués ;

 

les mesures prises par la société requérante, et qui incombent à tout prestataire intermédiaire sur Internet afin de filtrer automatiquement les propos illicites, n’ont pas été suffisantes, puisqu’elle n’a pas retiré immédiatement lesdits commentaires, mais a préféré en avertir préalablement leurs auteurs.

 

En l’espèce, la Cour a donc pris le parti de faire prévaloir la protection de la vie privée sur la liberté d’expression, remettant en cause une jurisprudence bien établie selon laquelle le prestataire qui ne joue qu’un rôle passif en mettant automatiquement en ligne des données illicites sans en avoir eu connaissance ou avoir pu les contrôler pouvait bénéficier d’une responsabilité limitée.

 

Désormais, il incombe à l’hébergeur d’un site Internet d’être vigilant quant aux propos qui pourraient être publiés sur son site Internet et de procéder à une suppression automatique de tout commentaire qui pourrait lui sembler illicite.

 

Il reste à s’interroger sur les conséquences d’une telle incitation à l’auto-censure pour la protection de la liberté d’expression.

 

Virginie PERDRIEUX

Vivaldi-Avocats

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