Les conséquences fiscales de la réévaluation libre d’un actif par une société civile

Clara DUBRULLE
Clara DUBRULLE

Source : Conseil d’État, 8ème – 3ème chambres réunies, 19 septembre 2018, 409864

 

La réévaluation est l’opération comptable qui consiste à actualiser (en pratique à augmenter) la valeur des éléments d’actif d’une entreprise.

 

Des régimes légaux de révision des bilans ont été institués à différentes reprises dans le passé. Actuellement, le seul régime applicable est celui de la réévaluation libre des éléments d’actif, autorisée par le Code de commerce sous certaines conditions[1].

 

L’article L123-18 du Code de commerce rappelle dans un premier alinéa que les immobilisations doivent être inscrites à leur coût d’entrée. Il prescrit en même temps de prendre en compte les dépréciations dès l’exercice de leur constatation et, à l’inverse, de ne pas comptabiliser la plus-value constatée sur un élément d’actif (mise en œuvre du principe de prudence).

 

La réévaluation, qui constitue une simple faculté, est permise à la condition :

 

  1. qu’elle concerne l’ensemble des immobilisation corporelles et financières, à l’exclusion des actifs incorporels ;

  2.  

  3. que l’écart de réévaluation soit inscrit au passif parmi les capitaux propres et ne soit pas utilisé pour compenser les pertes.

 

La réévaluation permet de comptabiliser l’actif à sa valeur actuelle, estimée en fonction du marché et l’utilité des immobilisations pour l’entreprise.

 

Par ailleurs, l’article L232-11 du Code de commerce prévoit que l’écart de réévaluation n’est pas distribuable (logique, par analogie avec une plus-value latente cela pourrait être qualifié de dividendes fictifs). Il peut en revanche être incorporé en tout ou partie au capital.

 

Ainsi, une réévaluation libre peut être décidée par des associés pour donner aux tiers une image améliorée du patrimoine de la société ou pour éviter le déclenchement de la procédure spécifique prévue par le Code de commerce en cas de perte de la moitié du capital social.

 

D’un point de vue fiscal, la première conséquence d’une réévaluation libre est la taxation d’une plus-value et ce quand bien même l’opération ne dégage aucune liquidité. Le Conseil d’Etat a à plusieurs reprises rappelé aux contribuables imprévoyants que la décision de réévaluation de l’actif est une décision de gestion qui leur est opposable[2].

 

Si l’opération « est bien mal récompensée au plan fiscal »[3], il est toutefois permis à l’entreprise de calculer ensuite ses amortissements sur la base de leur nouvelle valeur comptable.

 

Ces règles concernent les sociétés commerciales, qu’en est-il des sociétés civiles ? C’est la question à laquelle a dû répondre le Conseil d’Etat.

 


Les faits

 

La SCI NOLED, détenue par Monsieur et Madame D ainsi que leurs filles majeures, exerce une activité civile de location d’immeubles nus. Elle a procédé, au titre de l’exercice 2010, à une réévaluation libre de ses actifs se traduisant par un écart positif de 2 326 134 € inscrit dans un compte « écart de réévaluation » de ses capitaux propres.

 

Par une assemblée du 2 décembre 2011, les associés de la SCI NOLED ont décidé :

 

1° d’intégrer en réserve le montant de la plus-value latente constatée sur ses actifs,

 

2° d’augmenter son capital social par prélèvement sur les réserves en le portant à 2 325 000 €,

 

3° de diviser chacune des parts sociales en dix parts, soit la création de 1 000 parts sociales nouvelles.

 

Parallèlement, la famille a constitué le 7 décembre 2011 une nouvelle société, la SCI JMD, dont les parts ont été réparties entre Monsieur et Madame D, leurs filles et une troisième société civile familiale. La société JMD a opté dès sa constitution pour le régime des sociétés de capitaux.

 

Le 29 décembre 2011, la société JMD a acquis, pour un prix de 2 325 000 € (c’est-à-dire pour leur nouvelle valeur nominale) les parts sociales de la société NOLED.

 


La procédure

 

La SCI NOLED a fait l’objet d’une vérification de comptabilité au cours de laquelle l’administration fiscale a remis en cause les amortissements pratiqués par la SCI sur la base de la valeur réévaluée de ses actifs. Ces amortissements ont permis à la SCI de réduire le montant de son résultat taxable entre les mains de ses associés.

 

L’administration fiscale a estimé que cette réévaluation, qui n’avait déclenché aucune imposition chez les associés personnes physiques, ne lui était pas opposable. De sorte, que les amortissements devaient en fait être calculés sur la base du coût d’entrée des immeubles.

 

La SCI NOLED a été informée du rehaussement de ses résultats et la SCI JMD a été informée des rappels d’impôt sur les sociétés mis à sa charge en sa qualité d’associée de la société NOLED.

 

Le TA d’Orléans a rejeté les conclusions de la SCI JMD, tout comme la CAA de Nantes.

 

La CAA de Nantes s’est fondée sur deux motifs :

 

– Il ne résulte pas de l’instruction que lorsque la SCI NOLED a procédé à une réévaluation de ses immeubles, elle tenait à cette date une comptabilité commerciale de sorte qu’elle ne pouvait pas se prévaloir des dispositions de l’article L123-18 du Code de commerce ;

 

– La CAA juge ensuite que faute d’établir que l’écart de réévaluation avait fait l’objet d’une taxation, la requérante ne pouvait prétendre à la déduction des amortissements calculés sur la valeur réévaluée des actifs.

 

La société JMD s’est pourvue en cassation contre cet arrêt.

 


La position du Conseil d’Etat

 

Le Conseil d’Etat juge que la société NOLED n’ayant pas opté pour l’assujettissement à l’impôt sur les sociétés et n’étant pas détenue par des associés soumis eux même à l’impôt sur les sociétés, elle n’était pas soumise lorsqu’elle a procédé à la réévaluation de ses actifs à l’obligation de tenir une comptabilité commerciale. En conséquence, la société NOLED ne peut pas se prévaloir des dispositions de l’article L123-18 du Code de commerce.

 

Selon le Rapporteur public Romain VICTOR, il existe deux raisons pour lesquelles la société NOLED ne peut pas se prévaloir des conséquences fiscales d’une réévaluation libre :

 

– L’article L123-18 du Code de commerce n’est applicable qu’aux commerçants (on ne peut pas autoriser les sociétés civiles à « picorer » parmi les règles comptables) ;

 

– La réévaluation libre des actifs de la société NOLED n’a eu aucune conséquence fiscale. En effet, les associés personnes physiques d’une société civile sont imposés à l’impôt sur le revenu à partir de flux de revenu nets. Il n’est pas tenu compte d’une quelconque variation de l’actif net entre l’ouverture et la clôture de l’exercice contrairement aux sociétés commerciales.

 

[1] Article L 123-18 du Code de commerce

 

[2] Notamment CE 23 janvier 1985 n°52349

 

[3] Cf. chronique de Vincent Daumas « Les infortunes fiscales de la vertu comptable » (RJF 2/09 p.187)

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