Déséquilibre significatif dans une relation contractuelle : tout le monde ne peut pas l’invoquer.

Eric DELFLY
Eric DELFLY - Avocat associé

Sources : Article L.442-1 du Code de Commerce, Article 1171 du Code Civil, CA PARIS, P5 – CH 4, 05 janvier 2022, n° 20/06627

 

I –

 

Pour les  amateurs d’archéologie juridique, le déséquilibre significatif est une notion qui apparaît, pour la première fois, avec l’Ordonnance de 1986[1] relative à la liberté des prix et de la concurrence dont les principales dispositions modifiées ont été intégrées au livre IV du Code de Commerce qui instaure un conseil de la concurrence et met en place ses pouvoirs d’enquête, définie et sanctionne les pratiques concurrentielles, l’absence de transparence en matière de liberté du commerce et des pratiques restrictives.

 

L’article 36 interdit notamment (alinéa 1) à « tout cocontractant de pratiquer à l’égard d’un partenaire économique ou d’obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d’achat discriminatoires et non justifiées par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence ».

 

A l’époque, le texte visait les relations délicates entre les fournisseurs et la grande distribution.

 

Dans sa version, examinée par la Cour d’Appel de PARIS, dont l’Arrêt est commenté, ce déséquilibre était examiné à l’aune des dispositions de l’article L.442-6, I, 2 du Code de Commerce qui améliore la compréhension du déséquilibre significatif en interdisant :

 

« D’obtenir ou de tenter d’obtenir d’un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu. Un tel avantage peut notamment consister en la participation, non justifiée par un intérêt commun et sans contrepartie proportionnée, au financement d’une opération d’animation commerciale, d’une acquisition ou d’un investissement, en particulier dans le cadre de la rénovation de magasins ou encore du rapprochement d’enseignes ou de centrales de référencement ou d’achat. Un tel avantage peut également consister en une globalisation artificielle des chiffres d’affaires ou en une demande d’alignement sur les conditions commerciales obtenues par d’autres clients ».

 

Il ne fait aucun doute, qu’à cette date, le texte s’adresse d’abord aux relations de partenariat entre le client et la grande distribution, encore faut-il définir ce qu’est un partenaire commercial.

 

Le texte de 2008 introduit également une particularité dans le dispositif de sanction en son III, en autorisant le Ministre chargé de l’économie et le Ministère Public à intervenir volontairement dans les procédures qui pourraient opposer des partenaires commerciaux en litige sur un contrat qui pourrait faire l’objet d’une ou plusieurs stipulations entrant dans le champ du déséquilibre significatif. Le Ministre peut même saisir directement le Tribunal de Commerce, appeler le ou les cocontractants qu’il estime victime du déséquilibre significatif à la procédure, et solliciter, devant la Juridiction Commerciale, une condamnation qui pouvait atteindre, à l’époque des faits, deux millions d’euros d’amende civile ou même être portée au triple du montant des sommes indûment versées, ainsi à côté de l’autorité de la concurrence.

 

II –  

 

Jusqu’à l’Ordonnance du 10 février 2016 « portant réforme du droit des contrats du régime général et de la preuve des obligations », le droit des contrats reposait sur les dispositions du Code Civil en vigueur depuis 1804. Cette Ordonnance va modifier en profondeur le droit des obligations et introduire à l’article 1171 du Code Civil, le déséquilibre significatif dans des rapports non commerciaux ou mixtes, c’est-à-dire entre des non professionnels ou des professionnels agissant pour des besoins personnels et non pour leur activité professionnelle, ainsi rédigé :

 

« Dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite.

 

L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation. »

 

Ce déséquilibre significatif ne doit pas être confondu avec les articles L.212-1 et suivants et L.241-1 du Code de la Consommation, sur le régime des clauses abusives qui régissent les relations entre un professionnel et un consommateur et qui obéit à un régime juridique réglementairement encadré, dérogatoire au droit commun, puisqu’il ne régit que les contrats entre non professionnels.

 

Le contrat d’adhésion est, quant à lui, défini par l’article 1110 alinéa 2 nouveau issu de l’Ordonnance de 2016, comme suit :

 

« Le contrat d’adhésion est celui dont les conditions générales soustraites à la négociation sont déterminées à l’avance par l’une des parties ».

 

En général, la condition unilatérale du contenu du contrat est concrétisée par la rédaction de ce dernier sous la forme de conditions générales qui fixent le régime des diverses prestations offertes. Mais, en pratique, quel est le lecteur de Chronos qui a pu rencontrer des conditions générales à propos d’une convention liant deux non professionnels.

 

Dans la foulée de l’article 1171 du Code Civil, l’Ordonnance du 24 avril 2019[2] portant refonte du livre IV du titre IV du Code de Commerce relatif à la transparence aux pratiques restrictives de concurrence et aux pratiques prohibées va-t-elle, par son article 2, modifier le déséquilibre significatif entre professionnels désormais défini à l’article L.442-1, I, comme suit :

 

« Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l’exécution d’un contrat, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services ».

 

L’aventure de la Société COMETIK commence avant l’Ordonnance de 2016, qui réforme le droit des obligations et se termine, après l’Ordonnance du 24 avril 2019, qui réforme la liberté des prix et de la concurrence. Elle permet de mesurer l’évolution du droit positif et surtout, d’en définir son périmètre d’intervention, notamment à propos du déséquilibre significatif.

 

III –

 

Dans l’affaire commentée, c’est la troisième fois que le Ministre de l’Economie et des Finances Publiques saisissait le Tribunal de Commerce de LILLE, compétent depuis la réforme de 2008 (cf supra), pour statuer sur les demandes de violation des dispositions de l’article L.442-6 précité pour toute entreprise ayant son siège dans le ressort des Cours d’Appel de DOUAI / REIMS / ROUEN / AMIENS, c’est-à-dire le nord et l’ouest de PARIS.

 

La première fois, la Société CASTORAMA avait été condamnée à payer 400 000 € d’amende civile et la seconde fois, dans un Arrêt qui avait fait les honneurs de la plus large publication, la Cour de Cassation avait, elle, rejeté, par un Arrêt du 03 mars 2015[3], un Arrêt rendu par la Cour d’Appel de PARIS du 11 septembre 2015 qui condamnait le Groupe AUCHAN (EURACHAN) à payer une somme d’un millions d’euros d’amende. Dans son Arrêt, la Haute Cour jugeait que la Cour d’Appel de PARIS pouvait utiliser le faisceau d’indices pour apprécier, dans son ensemble, et non pas article par article, si une relation commerciale était ou non déséquilibrée.

 

La procédure initiée contre la Société COMETIK apparaissait donc délicate, sauf pour celle-ci à soutenir que les simples relations contractuelles qu’elle entretenait avec ses clients (il s’agissait d’une société de web design) ne pouvaient être qualifiées de partenariat au sens des textes précités.

 

Et sur ce point, COMETIK qui, très tôt, avait fait valoir cette analyse théologique du texte et son évolution, avait été rapidement rattrapée par toutes les jurisprudences des Cours d’Appel qui avaient à statuer sur la notion de partenaire économique. En effet, pour les Juridictions du second degré saisies de tels litiges, un partenariat économique s’entend d’une relation dans laquelle les parties sont successivement client et fournisseur, ainsi par exemple, la grande distribution sera-t-elle le client d’un fournisseur de café, mais également son client lorsque celui-ci, par une convention distincte, lui proposera, contre remise de fin d’année, de présenter ses produits en tête de gondole.

 

Ramené à l’Arrêt commenté, le web designer signait une convention de création et de mise à disposition d’un site internet vitrine ou marchand, sans autre contrepartie par le client que le paiement de la prestation de service, de sorte que le partenariat devait être d’emblée exclu. C’est d’ailleurs ce qu’a jugé, à juste titre, la Cour d’Appel de PARIS, par un Arrêt du 27 octobre 2017 qui déclare irrecevable la procédure en confirmant une première décision du Tribunal de Commerce de LILLE du 10 novembre 2015 qui déclarait irrecevable le Ministre à critiquer les relations qu’entretenait COMETIK avec ses clients au motif qu’il ne s’agissait pas de relations de partenariat.

 

En statuant ainsi, la Cour d’Appel de PARIS confirmait sa Jurisprudence antérieure[4]. Se faisant, les Cours d’Appel de TOULOUSE, LYON, DOUAI, NANCY, BORDEAUX avaient, elles, statué dans le même sens, de sorte que lorsque le Ministre s’est pourvu en Cassation, la Société COMETIK affichait une certaine sérénité, même si la Cour de Cassation ne s’était, jusqu’à présent, jamais penchée sur la définition de partenaire économique.

 

A tort, sans nul doute, puisque par un Arrêt du 15 janvier 2020[5], la Cour de Cassation va-t-elle, censurer la Cour d’Appel de PARIS qui qualifiait le partenariat de relations croisées dans lequel les parties étaient indifféremment client ou fournisseur de contrat legem en ces termes :

 

« Pour rejeter la demande du ministre de l’économie dirigée contre la Société COMETIK, l’arrêt, après avoir relevé que les deux alinéas de ce texte (L.442-6-I alinéa 2) mentionnent la notion de « partenaire commercial » et énoncé qu’un partenaire se définit comme le professionnel avec lequel une entreprise commerciale entretient des relations commerciales pour conduire une activité quelconque, ce qui suppose une volonté commune et réciproque d’effectuer de concert des actes ensemble dans des activités de production, de distribution ou de services, par opposition à la notion plus large d’agent économique ou plus étroite de cocontractant, retient que les contrats de mise à disposition de site Internet conclus entre la Société COMETIK et ses clients sont des contrats de location ayant pour objet des opérations ponctuelles à objet et durée limités, de cinq ans, ne générant aucun courant d’affaires stable et continu et n’impliquant aucune volonté commune et réciproque d’effectuer, de concert, des actes ensemble dans des activités de production, de distribution ou de services.

 

En statuant ainsi, en ajoutant à la loi des conditions qu’elle ne comporte pas, la cour d’appel a violé le texte susvisé. »

 

Ainsi donc, la Cour de Cassation, sans nul doute, faisait-elle application du déséquilibre significatif, tel qu’il était désormais posé par le Législateur avec les articles 1171 du Code Civil et L.442-I nouveau précités.

 

COMETIK allait-elle subir une nouvelle infortune devant la Cour d’Appel de PARIS, autrement composée ? Et bien non, puisque la Cour d’Appel de PARIS va de nouveau rejeter le recours du Ministre de l’Economie et confirmer le Jugement du Tribunal de Commerce de LILLE en ce que les relations qu’entretenait COMETIK avec ses clients ne pouvaient en aucun cas être qualifiées de contrat d’adhésion.

 

Et selon le Ministre, le contrat d’adhésion aurait été caractérisé par la méthode de vente en cycle court dénommée one shot, consistant pour les commerciaux à démarcher le client sur son lieu d’activité avec un discours commercial, pressant celui-ci à signer le contrat dès leur première visite et le conduisant à un engagement sans réelle réflexion, ni véritable lecture du contrat.

 

La Cour écarte l’argument en répondant que :

 

« La soumission aux tentatives de soumission au sens des dispositions de l’article L.442-6-I,2° précité (désormais L.442-1) ne provient pas de la faiblesse supposée de la victime, mais d’un rapport de force imposé par l’autre partie. Aussi, la soumission ou tentative de soumission ne peut se réduire à la démonstration de   l’existence d’une technique de vente agressive dès lors que l’offre commerciale se limite à une prestation pour améliorer le développement de l’activité du client (…) pour laquelle il existe de nombreuses sociétés concurrentes et qui ne constitue pas, pour le client, un opérateur incontournable pour son activité. Autrement dit, quand bien même le client cible de la Société COMETIK est le commerçant ou artisan plus vulnérable à cette technique de vente agressive, le contexte économique dans laquelle elle s’inscrit et la nature de la relation commerciale qu’elle engendre n’implique pas une absence de négociation effective ».

 

On ignore si le Ministre va se pourvoir en Cassation, mais en statuant ainsi, la Cour d’Appel, pour le coup, emboite les pas de la Jurisprudence de la Chambre Commerciale qui, dans un Arrêt du 20 novembre 2019[6] avait-elle jugé que le déséquilibre significatif entre partenaires commerciaux (désormais cocontractants) ne pouvait être apprécié que dans le cadre d’un contrat d’adhésion.

 

Ce contrat d’adhésion peut être, là encore, rapporté par la présomption du faisceau d’indices, admis dans les décisions suivantes :

 

  La position du distributeur sur le marché lui conférant une puissance de négociation incontestable[7];

 

  La soumission des fournisseurs aux exigences d’un groupement d’achat caractérisant ainsi l’existence d’une soumission[8];

 

  La structuration du marché dans lequel évoluent les parties au contrat, etc…

 

Au regard de ce qui précède, on peut dès lors se poser la question du véritable périmètre de rayonnement du déséquilibre significatif dans des relations soumises au Code Civil ou au Code de Commerce.

 

IV –

 

L’article 1171 du Code Civil est clair, le déséquilibre significatif ne peut s’apprécier que dans le cas de contrat d’adhésion, mais à toute relation contractuelle, pour autant bien entendu qu’il ne s’agit pas de relations soumises aux dispositions du Code de la Consommation, c’est-à-dire un contrat qui ne concerne pas un professionnel et un consommateur.

 

L’article L.442-1, dans sa définition actuelle, autorise la critique du déséquilibre significatif, dans toute relation contractuelle professionnelle, pour autant que préalablement, il soit fait la démonstration de l’existence d’un contrat d’adhésion réduisant à réduisant à portion congrue l’application du texte.

 

En effet, même si c’est dans ce type de relation qu’on peut identifier le plus fréquemment des contrats d’adhésion, les professionnels peuvent être régulièrement soumis à des contrats d’adhésion avec les grands opérateurs que peuvent les distributeurs d’électricité, les distributeurs d’énergie, d’accès à internet, de téléphonie, de messagerie, bref, l’ensemble de ces professionnels avec lesquels le chef d’entreprise contracte au  quotidien, tout en subissant régulièrement les  conditions générales de vente, strictement non négociables.

 

S’il ne fait aucun doute qu’en censurant la première décision de la Cour d’Appel de PARIS au motif qu’une relation de partenariat pouvait se résumer à une simple relation contractuelle, la Cour de Cassation a sciemment violé la théologie du texte issu de l’Ordonnance de 1986 précitée en exigeant, au-delà même des textes, l’exigence préalable d’un contrat d’adhésion par la même Juridiction est parvenue à élargir le périmètre d’application du déséquilibre significatif sans pour autant permettre que celui-ci soit utilisé pour n’importe quel litige opposant deux commerçants.

 

Affaire à suivre… si le Ministre se pourvoit, bien entendu en Cassation.

 

[1] Ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence

 

[2] Ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019

 

[3] Cass. Com. 03 mars 2015, n° 13-27.525 publié au bulletin

 

[4] CA PARIS, 06 mars 2015, RG n° 13/20879 ou CA PARIS, 19 mars 2015, RG n° 13/13889 ou encore 21 septembre 2016, RG n° 14/06802

 

[5] Cass. Com. 15 janvier 2020, n° 18-10-512

 

[6] Cass. Com. 20 novembre 2019 n° 18-12.823 – F-P+B

 

[7] Cass. Com. 26 avril 2017, n° 15-27.865

 

[8] Cass.  Com. 27 novembre 2015 n° 14-11.387

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