Le refus répété de distribuer les bénéfices peut-il constituer un abus de majorité ?   

Eléonore CATOIRE
Eléonore CATOIRE - Avocat

SOURCE : Cour de cassation, Chambre civile 3, 6 avril 2022, N°21.13.287, inédit

I – Le droit de participer aux décisions collectives, et d’y voter est certes un droit fondamental de l’associé/actionnaire, pour autant celui-ci est de plus en plus encadré par les juges. Les tribunaux interviennent en effet pour tempérer la liberté de vote de chacun d’entre eux, et notamment lorsque ceux-ci commettent un abus de droit (abus de majorité, d’égalité, ou de minorité).

L’article 1833 du Code civil rappelle précisément qu’une société doit être « gérée dans son intérêt social (…) ». En effet, la société dispose en elle-même d’une personnalité morale, et d’un intérêt propre, qui peut différer de celui de ses associés.

Le droit prétorien est alors intervenu régulièrement pour illustrer au fil du temps les circonstances dans lesquelles un associé peut invoquer lesdits abus de droit.

La jurisprudence est riche de moultes exemples de situation dans lesquelles un tel abus doit être sanctionné (par des dommages et intérêts ou par la nullité de la délibération).  En l’espèce, la Cour de cassation est justement intervenue dans un arrêt inédit, au sujet d’un parc aquatique installé sur la Côte d’Azur.

Le droit prétorien considérait déjà depuis 1976[1] que les associés majoritaires commettaient un abus en décidant systématiquement d’affecter « la totalité des bénéfices en réserve » dès lors que «  ces sommes n’ont pas été utilisées pour des investissements, mais simplement portées au crédit des comptes bancaires de la société ».

Ainsi, depuis lors, le refus de distribution de la totalité des dividendes faisait l’objet d’une jurisprudence constante, régulièrement reprise, sanctionnant l’abus de droit. A défaut de représenter une véritable politique d’investissement, la mise en réserve systématique de la totalité des bénéfices, au détriment des associés minoritaires, pouvait donc être sanctionnée par les juges.

Pour autant, au cas d’espèce, il s’agissait simplement d’un refus partiel, portant sur 20% des bénéfices réalisés par une SCI qui n’étaient pas distribués.

II – Concrètement, une SCI, propriétaire d’un terrain sur la Côte d’Azur (ci-après « La Bailleresse ») a décidé, il y a plusieurs années, en 1986, de le donner à bail à construction à une Société Anonyme dénommée « Les parcs Aquatiques de Fréjus » (ci-après « Le Preneur ») dans l’objectif d’édifier un centre de loisirs.

Par le truchement d’une fusion-absorption, la Société AQUALAND, spécialisée dans l’édification et l’exploitation de parc aquatique dans le sud de la France, est substituée au Preneur.

Corrélativement, la société AQUALAND devient également associée majoritaire de la Bailleresse…

Si le lecteur entre-aperçoit d’ores et déjà la difficulté naissante, celle-ci se cristallise en effet lorsque pendant plusieurs années consécutives, la SCI a affecté une partie de ses bénéfices aux comptes « report à nouveau » et « autres réserves ». Autrement dit, une partie des bénéfices n’est pas distribuée aux associés, la SCI en conservant précieusement une partie dans ses caisses.

Certains d’entre eux, minoritaires evidemment, s’en trouvent mécontent. Considérant qu’AQUALAND favorise ses propres intérêts au détriment de ceux de la SCI, ils décident de demander judiciairement l’annulation des délibérations antérieures en invoquant pour ce faire, un abus de majorité.

C’est là que le contentieux éclate.

La question régulièrement posée en jurisprudence est celle de savoir s’il est possible de reprocher à une société, et notamment à son associé majoritaire, la décision de thésaurisation systématique de ses bénéfices.

Les lecteurs de Chronos sauront d’ores et déjà que pour qualifier une décision d’abus de majorité ; celle-ci doit remplir trois conditions cumulatives :

  être contraire à l’intérêt social,

  prise dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité

  au détriment des membres de la minorité.

Connaissance de prise de ces conditions, la SCI et son associée majoritaire défendent conjointement leur stratégie de thésaurisation en invoquant minutieusement les stipulations du bail à construction. La qualification du bail a ici toute son importance puisque elle est au cœur du débat permettant de justifier si oui ou non, la mise en réserve de bénéfices étaient légitimes.

En effet, les défenderesses au litige justifiaient la mise en réserve récurrente de 20% des bénéfices par « la nécessité d’effectuer d’importants travaux ». La SCI ayant, par sa qualité de bailleur, l’obligation,  et sans qu’il soit besoin de stipulation particulière, de délivrer la chose louée, et de l’entretenir en l’état de servir à l’usage pour lequel elle a été louée.

Elles contestent toute accusation de rupture d’égalité en invoquant une gestion prudente de la société, sans jouissance exclusive ou illicite de ces fonds par AQUALAND, avec dépôt de ces sommes sur un compte distinct de ceux d’AQUALAND (encore heureux ?), et en considérant que ces réserves contribuaient à augmenter la valeur des parts sociales, donc bénéficiaient à tous.

Pour autant, la Cour de cassation soutient la Cour d’appel qui a relevé qu’il résultait des stipulations du bail, qu’en réalité le Preneur, donc la société AQUALAND, s’était lui-même engagé à prendre en charge les éléments d’infrastructure et l’équipement et à en assurer la conservation en bon état d’entretien, étant donné qu’il devait conserver, en fin de bail, la propriété des constructions, et de tous les aménagements et améliorations réalisées sur le terrain.

Les motifs invoqués par les défenderesses pour refuser régulièrement, voir systématiquement depuis 6 ans, la distribution intégrale des bénéfices aux associés n’étaient donc pas légitimes puisque les travaux évoqués incombaient au Preneur directement et exclusivement, donc à la Société AQUALAND seule en sa qualité de Preneur, « de sorte que leur prise en charge par la SCI eût conduit à avantager la société Aqualand au détriment » évidement des autres associés de la SCI.

De surcroit, au soutien du rejet du pourvoi, la Haute Cour évoque également le montant des comptes de report à nouveau et de réserves, qui s’élevaient à plus de 850.000 euros, représentant en réalité 8 fois le bénéfice annuel de la SCI, 24 fois son capital social, alors qu’aucun projet ou aucune dette actuelle ou prévisible ne le justifiait.

Par voie de conséquence, les juges du Quai de l’Horloge déboutent les demanderesses au pourvoi,  considérant que les décisions dont l’annulation était demandée, avaient bel et bien été prises en contrariété directe avec l’intérêt social de la SCI, et dans l’unique dessein de favoriser l’associée majoritaire, qui se serait fait offrir les travaux pesant pourtant à sa charge en sa qualité distincte de Preneur.

L’arrêt de la Cour d’appel d’Aix en Provence est donc confirmé, en ce qu’il a annulé les décisions objet du litige, et ordonné la distribution de plus de 500 000 euros de dividendes aux associés de la SCI, au prorata de leurs droits au capital.

En conclusion, la thésaurisation des bénéfices de la SCI, dès lors qu’elle dépasse la simple gestion « saine » d’une société, peut faire l’objet d’une annulation lorsque les demandeurs justifient d’un abus de droit.

[1] C.Cass, 22 avril 1976 N°75.10.735

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